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L’enseignement sociologique au lycée : entre problèmes sociaux et sociologie savante

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"L’enseignement sociologique au lycée : entre problèmes sociaux et sociologie savante", in Education et sociétés n° 9 – 2002, « A quoi sert la sociologie de l’éducation ? », INRP-De Boeck, par Elisabeth Chatel, Maître de conférences, Sciences de l’éducation, Université de Rouen, et Gérard Grosse, Professeur de Sciences économiques et sociales, Lycée Racine, Paris

Dès sa création, en 1966, au sein d’une discipline, l’enseignement de la sociologie aux lycéens français se fixe pour objectif le développement d’une posture réflexive et d’un point de vue critique sur le monde social. Une enquête, menée auprès d’élèves de Première, montre dans quelle mesure cet objectif est en partie atteint. Les dispositifs didactiques de mise en œuvre sont analysés dans leur tension entre deux modèles. L’un, le recours à “ l’analyse sociale ”, prévalait jusqu’aux années 80, l’autre, qui tend à se développer est, plus proche d’une initiation à la sociologie. Ces deux orientations font débat entre les enseignants, ce qui influe sur l’évolution du curriculum, tant formel que réel, d’autant que son contenu se révèle particulièrement sensible à la dimension politique des évolutions sociales.  

Par cette triple entrée  - la réception de l’enseignement par les élèves, les contours du curriculum formel, ceux du curriculum réel - nous avons voulu illustrer la complexité des évolutions curriculaires et en dégager les ressorts. 

L’enseignement de la sociologie au lycée en France a trouvé assez récemment une place au sein d’une discipline scolaire, les sciences économiques et sociales. Celle-ci a été créée en 1966 et n’existe que dans la voie économique et sociale (ES) des lycées. Il n’est pas lieu ici de retracer la tumultueuse histoire de l’insertion de cette discipline dans l’enseignement français, mais seulement de souligner qu’étant cantonnée à cette filière générale, elle n’est proposée qu’à 29% des lycéens des voies générales et technologiques, soit 20% de l’ensemble des lycéens en 2002.

S’interroger sur la place de la sociologie dans le cursus des lycéens, renvoie, sous une forme particulière, à la question de la circulation des savoirs. Pour traiter précisément de l’enseignement des “ sciences de l’homme et de la société ” et souligner les transformations significatives que l’intention d’enseigner fait subir aux savoirs de l’Homme, Michel Verret (1974) forge l’expression de “ transposition didactique ”. Par la suite, cette expression a servi à penser la question de la légitimité des savoirs enseignés. Mais, nous voulons cerner les contenus du curriculum réel en sociologie au lycée. Le concept de transposition, pris dans une acception plus large, est le moyen de souligner les transformations que connaissent les savoirs quand ils circulent de la sphère savante ou pratique à celle de l’enseignement et au sein de celle-ci. Ce sera le fil conducteur de notre propos, nous incitant, au delà de l’examen de la place de la sociologie dans les programmes scolaires de SES, à évoquer les échos que se renvoient mutuellement lesa sphères savante, la sphère médiatique et politique ainsi que, leurs effets dans l’univers scolaire et, en conséquence, sur la didactisation des savoirs. C’est en partant des acquis des élèves que nous examinerons la place de la sociologie dans les lycées français. Puis nous remonterons au dispositif curriculaire qui a permis ces apprentissages, dispositif pris entre deux modèles didactiques et sur l’évolution duquel nous nous interrogerons finalement.

La réception de la sociologie par les lycéens

Quoique le discours sur l’évaluation se soit beaucoup développé depuis vingt ans environ, il y a peu d’éléments qui permettent de se faire une idée de la réception d’un enseignement précis par les lycéens. Concernant les sciences économiques et sociales, l’intérêt que les lycéens portent à cette matière ne fait cependant guère de doute. Plusieurs fois, ils se sont mobilisés pour la défendre et plus récemment, leurs réponses à la consultation sur les lycées, organisée sous l’égide de Philippe Meirieu en 1998, indiquent que cet accueil positif ne se dément pas. La dimension “ sociologique ” qu’elle comporte paraît un atout.

En 1998-99, nous avons procédé à une enquête auprès de sept cents élèves de Première ES, accompagnant une épreuve d'évaluation de leurs connaissances sur le thème de “ la socialisation ”. Cette “ évaluation ” comportait quelques questions d’appréciation de leur enseignement. Leurs réponses confirment l’intérêt pour la dimension  sociologique, intérêt plus marqué du côté des jeunes filles. Pour les élèves qui s’expriment,  l’entrée dans la réflexion sociologique est souvent pensée en termes de “ prise de conscience ”, de possibilité d’apporter des explications à des phénomènes qui les concernent parce qu’ils “ parlent ” d’eux.

Cependant l’intérêt des élèves pour ces aspects sociologiques n’est pas aveugle, ils sont plus sensibles à certains thèmes (la famille, les différences culturelles, la différenciation sexuée, la mobilité sociale) alors que d’autres aspects leurs semblent difficiles et très abstraits. Leur capacité à mentionner des difficultés témoigne du caractère assez réfléchi de leurs réponses.

L’enquête sur les connaissances des lycéens après le cours sur la socialisation

Effectuée en 1998-99 à l’INRP, département de didactiques des disciplines, elle s’adressait aux lycéens de la voie ES. L’enquête a été proposée durant l’année de Première, au moins deux semaines et moins de deux mois après l’achèvement du cours sur “ la socialisation ”, elle comportait un questionnaire (renseigné par le professeur de la classe et rempli par chaque lycéen) et une épreuve.

L’épreuve est faite de quatre exercices. 

  • les trois premiers, effectués avec accès à la documentation souhaitée, consistaient en des exercices types auxquels il fallait donner un contenu précis en se plaçant fictivement dans la position d’un enseignant qui prépare un dispositif d’étude. Pour chaque exercice un corrigé était à rédiger.
  • Le quatrième exercice supposait d’écrire au moins cinquante lignes sans documentation pour expliquer à un camarade ce que “la socialisation ” signifiait. 

Les épreuves remplies ont été exploitées de deux façons. D’abord statistiquement après avoir transformé les réponses ouvertes des élèves en questions fermées, exploitées comme une enquête. Ensuite en revenant de façon qualitative aux textes mêmes des élèves.

Mais l’intérêt porté aux questions d’ordre sociologique n’assure pas que les lycéens soient entrés dans la sociologie en tant qu’univers de significations, mode de raisonnement ou méthode de travail. Notre évaluation a cherché à tester cet accès aux connaissances sociologiques sans pour autant standardiser a priori un questionnaire. Nous sommes partis des programmes et des exercices habituels dans cet enseignement scolaire. Les programmes opèrent un choix dans les contenus de connaissances à enseigner et y mettent un ordre, ils en précisent et limitent l’acception, ils listent les notions jugées essentielles au regard de chaque thème.. Parmi les exercices habituels à l’enseignement scolaire, le travail sur documents, en particulier statistiques, constitue la note propre aux sciences économiques et sociales. Savoir les lire précisément pour répondre à des questions, savoir mobiliser synthétiquement des données issues de divers documents pour soutenir une argumentation forment le quotidien du travail scolaire en classe de Sciences Economiques et Sociales (SES). La plupart des élèves se sont montrés capables d’entrer dans le jeu, c’est à dire d’adopter momentanément la position du professeur qui fabrique des exercices pour l’étude d’un thème. Ce faisant, ils ont montré qu’ils maîtrisaient ces exercices et donnaient suffisamment de sens à ce thème.

Dans leurs écrits domine une acception assez déterministe de la socialisation : c’est la nécessité pour les individus de se plier au moule social, condition impérative, et vue comme plutôt douloureuse, pour y être “ intégré ”. Le noyau de notions retenues est adéquat au programme : les agents, les instances et le processus de socialisation. Conformément au programme, l’accent est mis par les élèves sur la socialisation primaire et la reproduction de la société. Mais, on en trouve bien souvent aussi une traduction un peu réductrice. Ainsi le concept d’apprentissage peut devenir un dressage pur et simple, ou celui d’habitus conduit à faire de la “ reproduction ” un déterminisme sans nuance. Leur niveau de maîtrise des connaissances afférentes à ce thème “ la socialisation ” ( ou au thème de la “ socialisation ”) est donc variable. 

De façon très générale, ils accèdent à l’usage pertinent du vocabulaire des notions indiquées dans le programme.. 37,5% des épreuves réussissent à associer dans tous les cas, de façon acceptable à nos yeux, à un mot du vocabulaire sociologique estimé important, une situation pour l’illustrer. Seules 8 épreuves (seuls 8 élèves ou seules 8 copies) (1,1%) n’y réussissent à aucune. Dans une analyse en correspondance multiple,  cet exercice testant la maîtrise du vocabulaire de base se révèle non discriminant. 

L’exploitation quantitative et qualitative de cette enquête, nous permet de brosser un tableau synthétique des types d’acquis des élèves à l’issu de l’année de Première sur ce thème, que nous avons jugé “ basique ”.

Un premier groupe d’élèves, peu nombreux, reste en quelque sorte en dehors du jeu : les épreuves ne sont pas complètement achevées, effectuées de façon fantaisiste. 

Un deuxième groupe, plus nombreux, montre des lycéens capables de se servir à bon escient du vocabulaire inscrit au programme. Quand on leur demande d’expliquer ce qu’est la socialisation, ils reprennent les termes de leur cours de façon assez fidèle et donc à peu près exacte. Mais, leur cours est récité sans qu’apparaissent des signes d’une appropriation personnelle. Au-delà de l’usage d’un nouveau lexique, rien n’assure qu’ils sont entrés dans un questionnement sociologique. Au contraire, il semble, à l’analyse plus qualitative de leurs productions, que ces mots nouveaux habillent souvent des stéréotypes restés inchangés.

Un troisième groupe d’élèves se dessine, dont on peut dire qu’il est entré dans un début de réflexion sur les phénomènes de société. Pour cheminer, leur pensée emprunte, à des degrés divers et plus ou moins adroitement, le vocabulaire de la sociologie. Certes la réflexion reste embryonnaire et les écrits encore parfois peu assurés, mais les traces d’un véritable questionnement sont patentes, la capacité de ces élèves soit à analyser finement un texte, soit à interpréter de façon réflexive un phénomène du monde social en témoigne. Ce groupe comporte un nombre assez important d’élèves. Plus du tiers des élèves rédigent un texte sur la socialisation qui défend à ce sujet une thèse argumentée et mobilise à son appui des exemples. 9% des textes présentent une compréhension du cours que nous jugeons “ approfondie ” et 22% expriment une réflexion personnelle à son sujet. Pour ces élèves un petit pas a été franchi, les faisant, modestement parfois, entrer dans  - ou au moins entrouvrir - un nouveau monde de réflexion. 

Pour modeste qu’il soit, un tel résultat est important, car il suppose beaucoup plus qu’un apprentissage par familiarisation ou par répétition. Il exige d’abord des élèves qu’ils utilisent de façon pertinente un nouveau lexique. Bien plus, et au delà de la restitution opportune d’un discours, il les oblige à produire un texte qui n’est pas écrit d’avance. Il leur faut donc mobiliser à la fois ce qui a été appris et leur propre interprétation des phénomènes du monde, qu’ils auront construits comme phénomènes sociaux.

Sans prétendre en faire une généralité, un exemple permet de saisir les acquis des élèves à la fin de la Terminale. L’étude de la copie d’une assez bonne élève de terminale E.S. (année scolaire 2000-2001) montre que le sujet a été compris et le devoir  bien construit. L’élève mobilise de façon pertinente des auteurs non cités dans le dossier documentaire accompagnant le sujet (Marx, Tocqueville, A. Touraine, M. Olson). On trouve également des références, convenablement situées, aux concepts de “ classe ouvrière ”, “ classe moyenne ”, “ mobilité sociale ”, “ mouvements sociaux ”, “ conscience de classe ”, “ déstabilisation de la condition salariale ”. Bref, ce devoir, bon, mais qui n’a rien d’exceptionnel, témoigne qu’au terme de leur scolarité secondaire, un bon nombre d’élèves sont capables de couler leur réflexion dans le moule d’une problématique sociologique, de mobiliser des concepts, des références à des auteurs, de produire une argumentation appuyée sur une exploitation raisonnée de données chiffrées.

Connaître et réfléchir les phénomènes sociaux : deux modèles didactiques

Conduire les élèves dans cette voie, tel est, au fond, l’objectif que se fixe depuis sa création l’enseignement économique et social des lycées. La formulation varie un peu, non la finalité.  En 1966, quand cet enseignement est créé, il absorbe, dans la filière où il existe, l’horaire dévolu à l’instruction civique en endossant sa mission et au-delà.. Les instructions initiales déclarent que l’enseignement doit “ conduire à la connaissance de nos sociétés actuelles ”, afin “ d’établir une relation jusque là incertaine entre culture et réalités économiques et sociales ”.. Dans les programmes de 1982, la formulation est quasi identique, mais s’y ajoute, pour plus de clarté peut-être, l’intention “ de préparer des citoyens plus lucides et conscients de leurs responsabilités ”. En 1987, 1992, 1998 on retrouve à peu de choses près la même formulation. Cette intelligibilité du monde social  suppose, on y insiste dans les premières instructions de 1967, de construire “ une attitude intellectuelle ” pour “ décrire et analyser ” les phénomènes sociaux. Mais cela ne va pas de soi car l’élève dit-on “ est plus ou moins engagé, dispose déjà d’un jeu de notions confuses, de préjugés ; il est soumis plus ou moins à des ‘mythologies’ ” (1967, p.17).  Quels seront les outils, les méthodes, les moyens de cette intelligibilité ? Quel en sera le contenu ? Comment tenir compte de leur expérience, de leurs connaissances des faits d’actualité et les aider à prendre le recul nécessaire à l’analyse ?  Car, pour les professeurs de SES, tel est bien l’un des objectifs essentiels : “ je pense que c’est le genre de thème qui peut déclencher, je dirais (…) une distanciation par rapport aux choses les plus évidentes de la vie.(…) [l’élève] peut se poser des questions qui amènent à trouver des réponses intéressantes. [Il] peut évoluer, … se construire. ”

Aujourd’hui, la réponse à ces questions est exprimée dans les textes réglementaires en référence aux domaines des disciplines savantes, sociologie et économie principalement. Depuis 1988, on mentionne l’exigence de préparation des élèves aux cursus universitaires ultérieurs. Or les choses ne sont pas exprimées de cette façon dans les textes antérieurs de 1970 et 1982, on n’y mentionne jamais expressément de disciplines, mais des champs de la recherche et de l’enseignement universitaire dans le domaine des sciences sociales. On dit ne pas vouloir faire de cette matière une propédeutique aux études universitaires. Ainsi il n’y est pas alors question d’enseigner la “ sociologie ”, mais l’expression “ étude sociale ” ou “ analyse sociale ”  est employée. A cette analyse est prêté un vocabulaire, des notions, des “ théories sous jacentes ”, toujours ouvertes, “ en débat ”. Les thèmes d’études qu’on peut dire “ sociaux ” ou  “ sociologiques ”, n’ont guère bougé durant ces trente années. Ce sont : la famille en Seconde, groupes sociaux, culture et société, socialisation (depuis1982) en Première, le changement social en Terminale (très amplifié après 1994), ainsi que la dimension sociologique de questions plutôt économiques – ex la consommation en seconde. Mais la façon d’étudier ces thèmes, c'est-à-dire la façon d’engager les élèves à réfléchir donc à se départir des idées reçues, des stéréotypes, et à envisager ces phénomènes comme relevant de “ faits sociaux ” a évolué.

Au service d’un même objectif, deux “ modèles ” de didactisation se succèdent donc dans les textes et se succèdent ou se concurrencent dans la réalité de l’enseignement des aspects “ sociaux ” ou “ sociologiques ”  des SES.

De l’analyse sociale…

Le premier modèle, celui des années soixante-dix – quatre-vingt, nous le désignons comme visant l’analyse sociale. Le caractériser n’est pas simple car par modèle “ didactique ” nous entendons quelque chose comme la représentation simplifiée de l’enseignement effectif. Or le contenu de l’enseignement, le curriculum réel,  ne se laisse pas caractériser seulement par les programmes ou les instructions. Les manuels, la formation des maîtres, les coutumes d’une matière, l’état d’esprit des élèves etc. concourent également à en dessiner les traits majeurs. Le recul analytique auquel on veut former les élèves est recherché durant cette première période sans prétendre les faire entrer dans de véritables raisonnements sociologiques. La prise de distance s’opère par le détour de l’histoire, de l’anthropologie et avec le souci récurrent de mesurer rigoureusement les phénomènes sociaux, en voulant rendre les élèves attentifs aux relations entre eux, aux enchaînements de causalités possibles.

Les textes réglementaires sont clairs sur la nécessité de ce recul. Les instructions l’expriment : “ Il faut établir une certaine relativité des phénomènes, prendre une certaine mesure des distances, des différences, le cas échant des permanences ”. “ Il faut insister avec force sur la nécessite de prendre en considération cette évolution historique des économies et sociétés sur une longue période (…) pour mesurer tout le poids dont le passé pèse toujours sur nous ”, martèlent à nouveau celles de 1982. Elles insistent sur la relativité des classifications, voire des mécanismes. Elles en appellent à la pluralité des sciences de la société pour approcher les questions à l’étude. Les programmes en effet sont exprimés d’abord en termes d’objets ou de problèmes et non dans une ou des logiques disciplinaires. Néanmoins, si on peut leur trouver une cohérence d’ensemble, celle-ci va évoluer : perspective historique et de comparaisons internationales avant 1982, perspective plus nettement inspirée  de l’économie après 1982, où la dynamique des structures est étudiée selon une inspiration humaniste ou marxiste.  Le programme, après 1982, traite de l’évolution des structures productives, des modes d’organisation, des modèles de consommation etc. Les questions sociales sont associées à des transformations économiques et techniques dont elles constituent l’environnement ou le sous produit.

Dans tous les cas, l’accent est mis sur l’historicité, la diversité contextuelle des phénomènes sociaux,  ce qui conduit les enseignants, aidés par les manuels, à organiser et enrichir la réflexion des élèves en puisant dans l’histoire, dans l’anthropologie et dans les statistiques sociales, plus que directement dans la sociologie. 

A lire les manuels en effet, on voit quels pouvaient être les appuis dont disposaient les professeurs.  Le manuel de Première des éditions Hatier (Brémond et alii, 1985), l’un des deux plus utilisés dans les classes, propose par exemple un “ dossier ” intitulé “ Individu et société” . Les documents présentés sont, en majorité, soit des extraits de textes à caractère ethnographique (le rapport du docteur Itard sur “ Victor ”, des extraits de  Mauss,  Clastres etc.), soit des données statistiques de l’INSEE. 

Cependant, programmes et manuels ne disent pas tout de l’enseignement. Chaque enseignant construit une cohérence de son enseignement pour lui–même. Or la formation sociologique de la plupart des professeurs était, à cette époque, modeste. Environ 70% d’entre eux ont une formation initiale en sciences économiques, contre 6 à 8% en sociologie. Ajoutons que si, avec le système des IUFM, la préparation au concours offre maintenant une solide préparation en sociologie (et à la science politique), ce n’était généralement pas le cas pour les plus anciens, devenus professeurs dans les années soixante-dix ou au cours des années quatre-vingt. Il y a lieu de penser que la logique économique, dans sa version politique,  organisait assez fondamentalement leurs propos.

… A la Sociologie

La référence explicite à la sociologie, comme à l’économie, apparaît dans les programmes de 1988. Elle se précise dans ceux de 1993-94 en même temps que le poids des items sociologiques s’alourdit dans les programmes et les manuels. La construction du programme de Terminale est profondément remaniée, chute du mur de Berlin oblige. Comment continuer de faire étudier les transformations économiques et sociales des pays socialistes en pleine effervescence et désorganisation sociale à l’Est ? La référence tant aux systèmes qu’aux structures disparaît alors des programmes. 

En Première (1994), il n’est par exemple plus question des “ structures, organisations, institutions sociales ”, mais des “ cadres sociaux de l’activité économique et sociale ”. La cohérence d’ensemble du plus récent programme de Première (2001) est justifiée à partir d’un questionnement véritablement sociologique : “ …comment la société est-elle possible ? Comment la vie sociale ne débouche-t-elle pas sur la guerre de tous contre tous ? Si la société se produit elle-même, quels sont les dispositifs qui permettent d’assurer la cohésion sociale… ”... Les chapitres de sociologie (stratification, socialisation, culture, régulation et contrôle social) couvrent environ un tiers des durées d’enseignement préconisées.

A titre de comparaison, remarquons que, dans le chapitre d’un manuel récent de Première (Bordas 1999) sur le même thème que celui évoqué plus haut : “ De l’individu à la société ”, sur trente et un documents, plus de la moitié sont des extraits de sociologues “ reconnus ”, du passé ou contemporains. Dans le modèle précédent les références étaient celles de l’histoire, de l’ethnologie et des données sociales. Le modèle actuel propose une approche de la même question en termes d’interdépendances. Les auteurs et les œuvres sociologiques reconnus sont plus fortement mobilisés. Dans les deux cas l’objectif didactique est le même : conduire les élèves à prendre du recul par rapport à leurs représentations et à leurs expériences. Mais, on le voit les moyens de les y conduire sont assez différents. 

La place de la sociologie en question 

A examiner les programmes, les manuels et les sujets de baccalauréat ou de CAPES de SES, un glissement d’accentuation (un déplacement d’accent ?) s’est opéré de l’analyse sociale à la sociologie. Si on s’en tient à une vue relativement verticale de la transposition,on peut caractériser l’évolution que nous avons décrite concernant les questions “ sociales ” comme un changement de référence scientifique dans les programmes de SES passant de la légitimation pluridisciplinaire en référence à l’histoire, à l’anthropologie et aux “ Données sociales ”, à la légitimation par la référence à la sociologie. Néanmoins cette interprétation n’épuise pas la question qui nous occupe, celle de la place et des modes effectifs d’enseignement des questions “ sociales ” dans la formation des lycéens. En effet, nous avons signalé que, dèés sa constitution, le contenu de l’enseignement qui se réalise est largement déterminé par la formation à dominante économique des enseignants qui le mettent en œuvre. En adoptant une vue moins verticale, on s’aperçoit tout d’abord que les changements signalés s’accompagnent de permanences, ensuite que la dynamique du changement est assez complexe, en particulier du fait de l’influence des problèmes politiques et sociaux du moment sur l’enseignement en cette matière. 

Les limites des changements

Si la lecture des programmes et des manuels permet de dessiner deux modèles d’enseignement successifs, il se peut fort bien que dans la réalité de l’enseignement, ils ne se succèdent pas mais coexistent.

Les sujets de baccalauréat témoignent par exemplede la permanence de certaines interrogations. C’est le cas du thème de la mobilité sociale, fréquemment présent tant en 1978 qu’en 1998. L’enjeu scientifique n’est pas seul en cause. D’autres bonnes raisons interviennent ici selon Nicole Pinet : l’enjeu social et politique de ce thème, le fait qu’il fasse objet de débats théoriques et que son étude puisse aisément s’appuyer sur des documents divers, propices de plus à un travail méthodologique. Il y a un intérêt proprement scolaire à son étude. D’autres thèmes résistent au temps et se retrouvent sur toute la période : le rôle de l’école, la classe ouvrière et son déclin, le développement des classes moyennes. 

Plus fondamentalement, il existe un mode de travail caractéristique de ce qu’on peut appeler la “ pédagogie des SES ”. Dans les classes, les professeurs impriment la trame généraledu cours, mais ils délèguent très généralement son maillage précis à une forme d’interaction avec les élèves, étayée par un dossier de documents. Ces dossiers sont présentés dans les manuels. Ce type de pédagogie consiste, dans une perspective teintée de constructivisme, à tenir fermement la cohérence générale du cours, sans tout dire. Les quelques maillons manquants sont plus ou moins découverts par les élèves, en interlocution entre eux et avec le professeur, avec l’aide des documents. Ce type de travail est constant. Il commence modestement en classe de seconde, s’épanouit en première et, jugé acquis en classe de terminale, il y est généralement sporadiquement présent. Il suppose des documents qui permettent quelques mises en énigmes, mais sans incertitude excessive. Les tableaux de mobilité se révèlent un très bon outil pédagogique en classe de terminale, tout comme les textes d’auteurs dans l’enseignement de spécialité. Les uns et les autres supposent à l’évidence une véritable maîtrise de leurs contenus par les enseignants.

La permanence de ce travail s’explique aisément : il correspond à une coutume professionnelle revendiquée, il est faisable en général  et cohérent avec les exercices phares du baccalauréat en SES (la dissertation étayée par un dossier de document, la synthèse de documents avec questions préparatoires). Il conduit les élèves à s’approprier des “ schèmes de raisonnement ” (J.C. Passeron) fondés sur la séquence : constat, analyse, interprétation, avec alternance de travaux oraux et écrits.

La perméabilité de l’enseignement à l’égard des problèmes politiques et sociaux. 

La conjoncture sociale et politique joue en effet un rôle dans l’enseignement de SES. La disparition des systèmes socialistes, par exemple, oblige à une récriture des programmes de Terminale qui fait disparaître toute la partie consacrée à leur étude et conduit à une architecture complètement remaniée du programme de 1994. De même, on peut voir un lien entre la conjoncture de crise sociale liée au développement du chômage, de la pauvreté, de l’exclusion et l’extension du thème “ sociologique ” en classe de Terminale en 1994 ou le thème du “ lien social ” en Première. Néanmoins, la trajectoire qui mène des problèmes politiques et sociaux aux objets d’enseignement est complexe. Pour que les “ problèmes sociaux ” se nichent dans le curriculum, il faut qu’ils s’y trouvent légitimés par leur entrée dans les programmes et qu’ils se révèlent aussi enseignables, c'est-à-dire accessibles aux enseignants et à leurs élèves. 

Concernant les aspects sociaux et sociologiques des programmes de SES, ces reformulations des programmes se sont parfois opérées à l’initiative  des enseignants de lycée parfois plutôt à celle des experts universitaires.

Par exemple l’introduction des termes de “ systèmes et de structures ”, s’opère dans le programme en 1982. Ces dénominations remplacent les anciennes dénominations “ pays socialistes ” choisies par les premiers concepteurs des programmes, historiens et géographes. Ce n’est pas un changement dans la société au sens large qui explique la reformulation des programmes, mais une conjoncture tout à fait interne à l’histoire des SES et du système éducatif. A l’occasion d’un conflit avec l’administration de tutelle, les enseignant s’élèvent, avec l’appui des élèves et de leurs familles, pour défendre celui-ci contre ce qu’ils interprètent comme un réductionisme économique. Formés à l’économie dans les années soixante, ils ont une approche de l’économie comme “ science sociale ” et s’appuient sur  des économistes de l’INSEE dont les travaux confortent cette perspective. Ceci explique un développement conséquent de l’intérêt pour la statistique sociale massivement présente dans les dossiers de documents qui émanent souvent des publications de l’INSEE et notamment “ Données sociales ”. Le changement, qui se fait alors à l’initiative des professeurs, passe aisément puisqu’il s’aligne sur leurs savoirs initiaux et épouse leurs orientations idéologiques. 

Lors de la disparition dans les programmes des questions relatives aux économies et sociétés ex socialistes,  la conjoncture est très différente. C’est la réforme pédagogique des lycées qu’on met en place, des commissions sont longuement réunies pour préparer ces textes. L’influence des “ experts ” est apparente. Henri Mendras joue très certainement un rôle dans la refonte de la partie sociologique du programme de 1994, en particulier dans l’introduction des auteurs dans l’enseignement de spécialité. Des enseignants sont associés, mais le programme ne s’aligne pas sur un point de vue tout à fait consensuel parmi eux. Au contraire, les réactions des enseignants sont partagées. Certains sont très critiques à l’égard de cet enseignement d’auteurs et qualifient le glissement dont nous avons parlé de dérive vers l’académisme. D’autres au contraire se félicitent de cette évolution à laquelle ils cherchent à contribuer.

La conjoncture sociale dans laquelle se trouvent les enseignants et les élèves exerce une influence directe sur l’enseignement, un peu indépendamment des programmes. Elle intervient par les documents qui servent à l’étude, ceux qui se révèlent disponibles, que ce soient des données statistiques, ou des ouvrages mis à la disposition des enseignants pour préparer leurs cours etc. Elle provient aussi des divers média qui rendent un problème familier et de ce fait le font surgir dans la classe, ne serait-ce que par la parole des élèves. Tel est le cas par exemple de la question de l’intégration. Ce terme est très employé par les élèves de première (enquête INRP 1998), alors qu’il n’est pas dans le programme. Il apparaît dans leurs textes comme une sorte de charnière, un mot clé qui ouvre sur des explications et dit aussi des inquiétudes. Il permet de dire des savoirs, des expériences extra scolaires, aide à se situer dans l’espace social.

Conclusion

Quand les enseignants de SES en 1980 disent se battre  “ pour l’adjectif ‘social’ ”, ils contribuent à maintenir dans l’enseignement scolaire le seul enseignement qui prétende initier à la sociologie. Mais il n’est pas du tout assuré qu’ils aient eu unanimement le projet de promouvoir par là un enseignement de sociologie. Par la suite, l’alliance de diverses sciences sociales dans les SES devient plus clairement une alliance Economie-Sociologie pour l’étude de quelques grandes questions économiques et sociales de l’heure. Ce positionnement installe durablement la discipline scolaire sur un territoire spécifique, la préservant de la concurrence des disciplines voisines, l’Histoire Géographie d’un côté, l’Economie Droit en Sciences et Technologies Tertiaires de l’autre. Epaulées par ailleurs par l’agrégation, les Sciences Economiques et Sociales acquièrent une visibilité accrue et une certaine solidité dans le système scolaire, d’autant, rappelons-le, que cet enseignement rencontre sans discontinuer l’intérêt des élèves. Pourtant cette évolution n’est pas unanimement jugée positive par les enseignants de SES. Certains voient le rattachement apparent à l’économie d’un côté et à la sociologie de l’autre comme une perte de l’identité des SES, un repli sur l’académisme, ils soulignent une tentation de renoncer à ce qui fait la signification profonde de leur enseignement, l’éducation à la citoyenneté critique. Ce débat, interne à la profession, rappelle qu’en matière d’enseignement de sciences de la société on n’échappe pas au caractère politique des problèmes à étudier. Cela engage les modalités même de l’enseignement autant que les choix curriculaires publiquement débattus.

Bibliographie.

Brémond Janine et alii, Manuel de sciences économiques et sociales, classe de première, Hatier 1989

Cohen Albert et alii, Manuel de sciences économiques et sociales, classe de première, Bordas 1999

Chatel Elisabeth, Caron Paul, Grosse Gérard, Richet Adeline, Simula Luc, Soin Robert, Elèves et professeurs en classe de sciences économiques et sociales, INRP, 2001. 

Chatel Elisabeth, Caron Paul, Grosse Gérard, Jean Gisèle, Richet Adeline, Soin Robert, Apprendre la sociologie au lycée, INRP, 2002 (à paraître).

Chatel Elisabeth, Grosse Gérard, Richet Adeline, Professeur de sciences économiques et sociales au lycée, un métier et un art, CNDP-Hachette 2002.

Chevallard Yves, La transposition didactique, Le pensée sauvage, 1985.

Mendras Henri, Comment devenir sociologue, souvenirs d’un vieux mandarin, Actes sud 1995.

Passeron Jean-Claude, 2001 - "Le raisonnement sociologique : la preuve et le contexte", Les Conférences de l’Université de tous les savoirs (UTLS 2000), in Y. Michaud (ed.). Qu’est-ce que la société ? Paris, Odile Jacob : 38-51.

Pinet Nicole, “ De le sociologie aux sciences économiques et sociales ”, DEES, n°115, mars 1999, p.16-18.

Verret Michel, Le temps des études, Honoré Champion, 1974.

 

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